Manière mixte


L’ère du fils

Depuis la révolution française et la tête du roi exhibée sur la place de la Concorde, une série de mutation ont progressivement mis fin à la prévalence de l’ère patriarcale. Une ère ainsi définie, parce qu’elle organise historiquement les sociétés les plus diverses autour d’une structure pyramidale présidée par un homme, un chef, un guide politique et religieux dont le pouvoir revêt un caractère mythologique ou divin ; les attributs sublimés du père. Par opposition, l’ère dans laquelle nous vivons est encore indéfinie et si elle possède toujours un certain nombre de caractéristiques propres au patriarcat, elle s’en démarque sur des points fondamentaux. Ainsi le siècle des lumières et les droits de l’homme ont conduits à reconsidérer l’individu sous le jour d’une qualité intrinsèque inaliénable. Inversement, le patriarcat est structurellement inégalitaire : toute la société est subdivisée en de multiples hiérarchies, culturelles, économiques, ethniques ou sexuelles et chaque individu est amené à s’identifier au rôle conféré par la loi. Cette loi dont la rigidité, la valeur absolue, se rapporte à la puissance ou même à la divinité de celui dont elle émane. Il n’est qu’à songer aux castes indiennes, pour se figurer aujourd’hui, le poids et la rigidité de cette loi.

Ce préambule sert à situer les grandes mutations et les révolutions qui ont fait déchoir le patriarcat, dans leur contexte de progrès. Les temps modernes, les révolutions se comprennent et trouvent leur légitimité dans la volonté de progrès. Or, premier élément d’analyse, le signifiant même de progrès semble recouvrir aujourd’hui une connotation désuète ; le mot « évolution » lui est préféré et la volonté d’échapper à une notion qualitative de jugement est ainsi largement privilégiée. Les courants actuels de l’art représentent par la même des « évolutions », ce qui revêt un caractère neutre et chacun se refuse à aborder la question de l’art en terme de jugement. Ceci représente un symptôme et pour le moins un paradoxe en ce sens que les courants de l’art ou de la pensée se reconnaissent globalement comme les héritiers et les garants d’un esprit de la révolution. Tout le corpus idéologique qui sous tend l’action artistique ou la pensée philosophique est celui des récentes révolutions épistémologiques : renouveau des idées, abolition des dogmes, liberté d’action et de pensée, lutte contre les conformismes, contre tous dieux ou maîtres. La question est de savoir si l’artiste ou l’intellectuel ont pour fonction de s’opposer indéfiniment aux dogmes et aux scléroses du 18 ème et du 19 ème siècle, ou s’il y a lieu de s’opposer aux dogmes et aux scléroses des sociétés actuelles qui ont succédés au patriarcat. Lorsque Cézanne, Duchamp ou Picasso désintégraient à travers leur œuvre les lourdeurs d’une bourgeoisie encore pleine de ses certitudes, cela revêtait une dimension que nos post révolutionnaires regrettent amèrement.

Le problème est que si tout le royaume de l’art, des artistes à l’univers marchand, des pouvoirs publics aux écoles, tend à favoriser le renouveau des idées et des modes d’expression, il ne fait le fait pas dans l’esprit du renouveau mais dans ses stéréotypes. Je veux dire qu’il ne peut plus suffire aujourd’hui de s’opposer au patriarcat pour se ranger dans le camp du progrès. A défaut d’intégrer la critique comme un facteur essentiel du renouveau, le monde de l’art ressemblera toujours davantage non pas à la révolution mais à un régime révolutionnaire qui protège les dogmes et les privilèges de ses apparatchiks. Il faut déjà reconnaître que l’état des lieux est globalement affligeant ; ça n’est pas parce que beaucoup de gens le disent que ça n’est pas vrai. Voilà longtemps que les expositions et les foires n’ont plus rien de révolutionnaires tout en étant le spectacle permanent de la révolution. Le dogmatisme s’installe dès lors que la question intellectuelle n’est plus celle d’un contenu de progrès mais celle d’une représentation du progrès. Pour exemple, la valeur pseudo-provocatrice de l’art actuel apparaît comme un filon intarissable ; l’artiste semble pouvoir indéfiniment s’opposer à une bourgeoisie poussiéreuse qu’il provoque et rééduque ; mais de quelle bourgeoisie parle-t-on ? Ce sont les authentiques bourgeois d’aujourd’hui qui acquièrent les œuvres ! Les réactionnaires vieux style, minoritaires et totalement impuissants dans les sphères culturelles sont des alibis. Derrière le réactionnaire, c’est encore l’image fantasmée du père qui se profile. L’essentiel de l’art contemporain trouve sa raison d’être dans la référence et l’opposition à une image paternelle introjectée. 

La valeur d’un grand nombre d’œuvres d’art crées ne se comprend qu’à la travers la prise en compte implicite de cette image archaïque et fantasmée du père ; un référant auquel l’artiste répond en y opposant ses propres systèmes de valeur. Aussi faut-il intégrer le fait que ces systèmes de valeur n’existent le plus souvent que par contradiction pure avec ceux qui sont attribués au père. L’absurdité ou la pauvreté qui ressort du débat artistique et philosophique actuel tiennent à cet absence de sens. En effet le père auquel on s’oppose n’existe plus, il est une image ; dès lors, bon nombre de pseudo-révolutionnaires éprouvent le besoin vital de se référer à leurs réactionnaires, comme le fasciste ne peut se passer de ses communistes. Ces figures deviennent les supports existentiels indispensables à la justification d’une démarche creuse, dont la finalité véritable relève du désir de puissance.