LE POUVOIR DU PEUPLE

Le temps est venu de tirer les leçons historiques du mouvement des Gilets jaunes.

Bien que sept années nous séparent du début de l’insurrection, les Gilets jaunes sont toujours un mouvement vivant et les problèmes et questions qui s’y rapportent sont toujours d’actualité. Chaque année c’est pire. Le 1er mai 2025, fête des travailleurs, le syndicat des Gilets jaunes a remonté en sens inverse la célèbre manifestation afin d’y indiquer symboliquement la direction de la révolution et de faire valoir leur spécificité, sinon leur prévalence sur les partis et les syndicats. Aucun autre mouvement n’aurait pu prétendre écarter tous les autres afin de forcer son propre passage, à rebours des autres manifestants. Aucun autre mouvement n’incarne autant aujourd’hui le peuple et sa lutte. Puisque les Gilets jaunes appartiennent toujours au présent, il n’est pas aisé d’en tirer les conclusions historiques. Aussi, du fait de la répression de l’État à l’égard des Gilets jaunes, du mépris de la bourgeoisie et des médias dominants, de la méfiance des élites intellectuelles, ce mouvement reste fondamentalement incompris. Pourtant nul ne peut en contester le caractère inédit et la portée historique, seulement la partie dominante de la société semble incapable d’en comprendre la véritable dimension. Mais cette incompréhension ne se limite pas aux opposants aux Gilets jaunes, elle s’exprime en moindre mesure au sein même de ce mouvement, mais aussi parmi mes amis ou mes connaissances, un groupe qui fut organisateur et décisionnaire. A travers ma vision forcément subjective et bien que nous partagions l’essentiel, il m’est apparu indispensable de clarifier, pour nous tous, ce que sont les Gilets jaunes, ce qu’est la révolution et le modèle de société qu’incarnent les Gilets jaunes, comment se dessine, en somme, la société de demain.

Une véritable pensée politique ne peut avoir pour ambition que de participer à la transformation du monde, c’est ainsi qu’elle s’émancipe du champ purement théorique et de son inutilité. Le discours et la théorie ne contiennent pas toute la réalité. La pensée politique se comprend ainsi comme la quête de la réalité. Cela signifie qu’il est essentiel de comprendre le monde et le présent en observant et en écoutant les autres plutôt qu’en s’écoutant soi-même. L’histoire vivante n’est pas contenue dans un savoir préexistant et c’est dans la pratique que la pensée fait ses preuves.
Malgré leurs efforts acharnés pour se faire entendre, bien que cette voix fût portée par des millions de personnes et durant des années, bien que les Gilets jaunes aient risqué leur intégrité physique, aucune réponse de l’État et peu d’oreilles bourgeoises se sont offertes à eux. Ils n’étaient que « l’autre camp » ainsi que les avait définis le préfet Lallement. Au bout de quatre ans de mobilisation acharnée, ils n’étaient, pour la préfecture qu’un mouvement « ayant pour seul but que de commettre des exactions ». Parmi les intellectuels et les révolutionnaires de toujours la méfiance fut grande et seules quelques mains furent tendues. Quant aux médias dominants, ils furent à la fois le raisonnement qui justifie le tir de LBD et la négation de la violence policière qui ne fut pas montrée. Pour cela une partie d’une France coupée en deux aura pris la défense des poubelles en feu, tandis que l’autre défendait les vivants. Parmi les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, ce furent 30 000 blessés dont 6000 blessés graves, des séquelles à jamais, des mains et des yeux arrachés, des amputés, des émasculés, des centaines de nécrosés au cerveau. C’est le prix à payer lorsqu’on prétend, dans un pays riche, pouvoir vivre de son travail. Mais ce fut là un martyr collectif sans résultat ni récompense et ce massacre n’est même pas assimilé par la conscience collective : le gouvernement n’a jamais formé de table ronde avec les Gilets jaunes, il ne les a jamais considérés. La première négation du peuple par les classes dominantes passe par la négation de la voix et de l’existence populaire. La subjectivité bourgeoise, la compréhension du monde, la réalité, se limite à soi : ces petites gens n’auraient jamais dû sortir des bas-fonds, là où règne le silence et la résignation. Déjà le bourgeois, « l’honnête homme » du XVIIIème siècle possédait un sens accru de la hiérarchie et de la discipline, une haute idée du rang qui était le sien. Quand son portefeuille était bien garni, c’est que tout allait pour le mieux, quant aux 98% restants, ça ne comptait pas, le réel devait s’arrêter à sa personne. Ce pourquoi je mets en garde mon contradicteur un peu trop zélé : il lui faudra peut-être balayer le fumier devant sa porte et découvrir le sang qui tache sa Rolex. Ce qui ne m’exempte pas de la critique, bien sûr. En tout cas, entendre l’autre, c’est précisément ce que j’ai voulu faire. À l’opposé du « philosophe » et ancien ministre Luc Ferry qui en appelait à l’armée pour qu’on en finisse une fois pour toute, parmi les pauvres j’ai trouvé des trésors…

Concernant la démocratie, je ne fais qu’apprendre des travaux de Barbara Stiegler et de Christophe Pébarthe, ainsi que de ceux de Cornélius Castoriadis. Si je fonde ma réflexion à partir des Gilets jaunes, c’est aussi pour démontrer que le peuple contrairement aux gouvernants actuels, possède une réelle compréhension de la société et une réelle capacité à gouverner, à former une véritable démocratie donc. Cela revient à dire qu’aucun dogme préexistant ne peut s’imposer sur l’histoire actuelle des classes populaires, que nous avons à apprendre du peuple et que nous n’avons pas à le former à une vérité supposée. Ce n’est pas une élite qui montre le chemin, c’est le peuple qui indique, par la nécessité, le chemin à ceux qui prétendent parler en son nom. En dehors de cela, la révolution se métamorphose en tyrannie : dans le pouvoir de ceux « qui savent ». Personne ne sauvera le peuple sinon le peuple lui-même. Aussi, l’analyse de la parole du peuple est indispensable pour savoir ce que doit être ce pouvoir du peuple, pour savoir dans quel cadre il s’organise et pour savoir quel est le but de la révolution. Les gens savent essentiellement ce qu’il en est, mais compte tenu de la multiplicité des positions, il s’agît de lever les ambiguïtés. Un porte-parole c’est donc un interprète. Lors de la révolution, qui risquerait son intégrité physique et morale ou peut-être même sa vie, pour une cause dont il ne connaît pas la finalité ? Pour être trahi par un changement contraire à ses idées ? L’histoire des Gilets jaunes est en elle-même suffisamment puissante et stupéfiante à la fois, pour que nous n’ayons pas à chercher autre part ce qui en fait l’enseignement. A travers l’histoire des Gilets jaunes, l’histoire sociale et populaire actuelle, c’est toute l’histoire politique et sociale qui est convoquée.
Presque tous les Gilets jaunes et les analystes s’accordent sur trois points fondamentaux : le mouvement était apartisan, refusait les chefs, refusait le régime représentatif actuel et visait une véritable démocratie. C’est à partir de ces trois points que nous devons tirer les réflexions et la matière à l’action.

Contre les partis

Durant la démocratie athénienne il n’y avait pas de partis, pas de chefs et d’idéologie politique prépondérante dans le sens des partis. Les factions, les rivalités internes, étaient associées à la discorde et à la division c’est-à-dire à la « stasis », à des luttes qui menaçaient l’unité de la cité.
Dans la conception révolutionnaire de 1789, le terme « parti » recouvrait une connotation négative. Un parti était compris comme une faction à même de mettre en péril l’unité de la nation. La souveraineté ne pouvait appartenir qu’au peuple dans son ensemble et non à des groupes distincts. La division ne pouvait que fragmenter la volonté générale au profit d’intérêts particuliers.
La Commune incarna « la plus grande tentative de démocratie directe que la France ait connue » (Jacques Rougerie). Pour les communards qui visaient l’expression directe du peuple souverain, un parti était associé à une fraction et aux intérêts particuliers qui menaçaient l’unité révolutionnaire.

Durant le mois de mai 1968, les étudiants et les ouvriers dénonçaient une pratique démocratique réduite au vote, les citoyens n’ayant aucun contrôle sur les institutions, ni rôle actif entre deux élections. Par essence les Assemblées délibératives, les pratiques citoyennes contenaient une dimension démocratique, mais il n’y eut pas d’expression déterminante en faveur d’un changement institutionnel. Peut-être que le temps de la révolte fut trop court pour cela. Aussi il faut s’en remettre au mouvement des Gilets jaunes pour voir apparaître une contestation radicale des institutions, une volonté de démocratie inexprimée depuis la Commune : abandonnés puis méprisés par une classe politique corrompue et au service des plus riches, les Gilets jaunes se sont organisés spontanément de manière horizontale et démocratique. Sur les ronds-points, dans les assemblées et durant les manifestations, chacun était à même de s’exprimer sans devoir se référer à un chef et encore moins à un parti. Contrairement à une idée reçue, les anciennes classes ouvrières, les travailleurs pauvres, ne votent pas particulièrement pour l’extrême droite, ils étaient en 2018 pour 70% d’entre eux des abstentionnistes, des gens qui ne se reconnaissent pas dans le système. Les Gilets jaunes qui votaient étaient le plus souvent des électeurs par défaut « pour le moins pire », des personnes qui se sont davantage reconnues dans le mouvement populaire des Gilets jaunes que dans un parti. Par définition un Gilet jaune peut avoir une sensibilité politique préexistante, la tolérance entre Gilets jaunes est censée être complète en cela, mais un Gilet jaune ne peut pas être avant toutes choses un militant politique, son parti c’est « la famille », l’unité populaire, l’unité de la nation. Ces personnes venues de tous bords, ces gens parfois d’extrême gauche ou d’extrême droite qui se combattaient violemment auparavant se sont réunis dans un mouvement extraordinaire et fraternel. Ce ne sont pas quelques illuminés qui ont produit cela, mais la très grande majorité des classes modestes, une partie conséquente des classes médianes, qui ont manifesté par millions durant des années sur tout le territoire français. Dans l’ensemble de la population, les Gilets jaunes devaient trouver jusqu’à 80% de sympathie ou de soutien. Plus loin que « nos convictions » celles produites par les partis, plus loin que la gauche et la droite, plus loin que l’idéologie qui se situe « au-dessus de tout », les Gilets jaunes se sont unis dans une seule et même humanité. Les Gilets jaunes sont apartisans et fraternels, ils sont la France fidèle à son héritage démocratique et révolutionnaire.
Évidemment la classe politique, les médias dominants et la bourgeoisie ne devaient rien comprendre à cela, la « confusion » qui était censée qualifier le mouvement n’était que la leur. Pour eux la dénonciation d’une classe politique déconnectée et corrompue ne pouvait que relever du populisme, d’un « tous pourris », émanation des beaufs qui ignoraient les bienfaits de la démocratie. « Vous n’avez qu’à vous rendre en Corée du Nord » disait Macron.

Ayant voulu moi-même fonder un parti Gilet jaune qui aurait concilié la droite et la gauche, il m’a fallu me résoudre, non seulement au caractère profondément apartisan des Gilets jaunes, mais au fait que ce peuple avait raison. Je ne voyais pas d’issue en dehors des institutions actuelles, mais ces institutions sont justement ce qu’il s’agît de changer. Ce changement est le seul espoir pour le bien de tous. Aussi fonder un parti n’a de sens que si on élabore des programmes, c’est-à-dire que si on parle à la place des autres, que si on leur dit ce qu’ils doivent penser, qu’on organise ce qu’ils vont nommer par la suite « leurs convictions ». Ayant élaboré des programmes expérimentaux, je peux témoigner du plaisir particulier qui se dégage lorsqu’on prétend faire de sa propre vision, la vision de tous : indépendamment de la qualité de ce qui est proposé, ce n’est plus seulement un homme politisé qui s’exprime alors, mais une sorte « d’élu » dans le sens mystique du terme. Si vous ajoutez à cela les ors de la République, ses trésors d’architecture et de décoration qui ne vous quittent pas depuis l’Assemblée nationale jusqu’aux ministères, si vous les accompagnez du narcissisme et de l’esprit de classe, c’est bien ce type « d’élus » que nous élisons. C’est avec une détermination limpide que les Gilets jaunes ont balayé la possibilité d’une structuration partisane et toutes les tentatives de la part des Gilets jaunes pour introduire le système politique, ont échoué dans l’œuf. Chaque Gilet jaune s’était engagé dans une lutte radicale contre le pouvoir afin de faire entendre, certes une voix collective, mais avant toutes choses la possibilité de parler en son nom. C’est pourquoi la vie des porte-paroles, des organisateurs, des « messagers », ou même des écrivains comme moi fut compliquée : il ne s’agissait pas pour les insurgés, de se faire une fois de plus ravir leur propre voix par un représentant. Le peuple a parfaitement intégré le fait que le représentant politique, celui qui prétend parler pour le peuple et pour les intérêts du peuple, n’est en réalité qu’un traitre qui instrumentalise la cause démocratique : ce ne sont pas les intérêts de tous qui sont protégés, mais les intérêts d’une minorité. Dans notre régime, le peuple et la démocratie sont un alibi, l’alibi des dominants. Mais par-delà cette critique, la nécessité de parler en son nom propre, m’est apparue physiquement, chez les manifestants, comme la nécessité vitale de participer directement à ce qui régit nos existences. Au besoin de ne plus être passifs à l’égard de ce qui conditionne si puissamment nos vies et ce sur quoi nous n’avons ni emprise, ni pouvoir. Bref, pouvoir porter sa voix c’est pouvoir être libre, ne plus être les victimes de la société et de ces dominants, mais devenir l’acteur de son propre destin. Cette voix les Gilets jaunes ont refusé de se la faire ravir, de la voir capturée par un leader ou par un beau parleur : le peuple revendique le droit de penser par luimême. Ce pourquoi aucun chef et aucune vérité préconçue, aucun parti, tel un « prêt-àpenser » ne peut s’imposer sur la volonté populaire.

Les conditions de cette liberté, de cette capacité à se régir soi même en dehors d’un dogme et d’une hiérarchie du savoir, furent structurées à l’échelle d’une cité impériale pour la première fois à Athènes. La démocratie athénienne reposait sur des principes fondamentaux : la souveraineté populaire, la participation directe des citoyens à l’exercice du pouvoir, à l’élaboration des lois et l’égalité de parole. Les athéniens ont inventé la démocratie, démos signifie le peuple et kratos signifie le pouvoir. La démocratie c’est le pouvoir du peuple, c’est le peuple qui gouverne et qui légifère. Or, bien que le terme démocratie est employé par la plupart des régimes actuels pour s’autodéfinir, bien que la démocratie soit au centre de la société, elle est à la fois un concept incompris, mal étudié et très critiqué : « tout le monde » est démocrate, mais peu de gens savent ce que cela signifie. Cette situation confuse, ce résultat schizophrénique est signifiant et relève de l’emploi pervers du terme démocratie par les dirigeants politiques durant l’histoire : en réalité aucune élite politique n’a jamais souhaité le pouvoir du peuple, ce que nous nommons démocratie c’est principalement le pouvoir de ces élites. La représentativité est un mensonge car seules les classes supérieures sont relativement représentées et le peuple n’a aucun pouvoir dans son ensemble. Au parlement il y a un smicard pour 577 députés. Les Gilets jaunes se sont d’emblée organisés de façon démocratique, créant des espaces de délibération collective, ils ont rejeté le régime représentatif pour revendiquer une véritable démocratie. En l’espace de quelques semaines seulement, les Gilets jaunes ont évolué depuis les revendications relatives à la taxation des carburants, vers celles concernant le RIC, le référendum d’initiative citoyenne, qui s’est imposé comme une nécessité première. Ceci afin d’instaurer un contrôle populaire sur la classe politique, de pouvoir proposer ou abroger les lois et de pouvoir révoquer des élus durant leur mandat. Puis, progressivement, l’idée d’une démocratie directe s’est imposée comme ce qui rend le pouvoir au peuple sans l’auxiliaire d’un représentant ni d’un parti. Certains confondent le RIC et la démocratie dite « directe », qui n’est que la démocratie véritable, seulement le RIC n’élimine ni les représentants, ni les partis, il est un moyen de contrôle populaire, mais pas le gouvernement du peuple.

Plusieurs candidats ou mouvements issus des Gilets jaunes avaient cependant cherché à jouer le jeu des institutions, afin pour le moins, de promouvoir le RIC. Éric Drouet, Alexandre Langlois, l’association Le Gouv s’étaient présentés à l’élection présidentielle. Aucun n’a reçu les 500 signatures pour exister. La candidature d’Éric Drouet qui avait lancé le mouvement des Gilets jaunes avec Priscillia Ludosky, ne fit pas une ligne de l’AFP, il était rayé du réel. Aucun ne put bénéficier ni de financements, ni de l’appui des médias : dans notre démocratie, les citoyens n’ont aucune chance de pouvoir se présenter aux élections majeures. Nos démocraties sont des simulacres.

Le peuple, contrairement aux lobbys privés, n’a pratiquement aucun moyen de se faire entendre. Il existe environ neuf lobbystes par député et ceux-ci sont reçus dans les palais de la république et dans les instances européennes. Pour le peuple il y a la rue, comme pour les chiens errants, mais déjà durant les grèves de 1995 le secrétaire de la CGT devait déplorer que la traduction médiatique de ces grèves se résumait à la gêne des usagers « pris en otage » par les grévistes. Rien n’a changé depuis. Aujourd’hui, sauf pour les néoNazis, ou pour ce qui ne perturbe rien, le droit de manifester n’existe pratiquement plus. Ceci à moins de considérer que risquer de perdre la vie ou un œil pour demander à vivre de son travail, pour défendre une forêt ou l’eau comme bien public, relève du droit. Autrement dit la volonté populaire et la parole populaire n’existent pas à l’égard d’un pouvoir qui l’interprète à sa convenance. Il y a le vote, dit-on, qui légitime tout : justement et parce qu’il n’a que la possibilité de choisir son maître pour s’exprimer, le peuple français a voté trois fois dans l’histoire récente afin de faire cohabiter la droite et la gauche. Ceci jusqu’à ce qu’on l’en empêche. Après les cohabitations qui ont forcé François Mitterrand à partager le pouvoir exécutif avec Jacques Chirac en 1986-1988, avec Edouard Balladur entre 1993 et 1995 et Jacques Chirac avec Lionel Jospin entre 1997 et 2002, ces cohabitations furent rendues quasiment impossibles par ce même Lionel Jospin. En rapprochant les législatives des présidentielles, il allait créer les conditions dissuasives d’une cohabitation : il est en effet difficile de déjuger celui qu’on vient d’élire deux mois plus tôt. De ces cohabitations qui traduisent la capacité du peuple à pouvoir s’exprimer par des messages indirects, faute de pouvoir s’exprimer directement, aucune leçon ni analyse ne fut tirée, ni par les spécialistes et les médias et encore moins par la classe politique. Tout ce qui en fut retenu c’est que le peuple vote mal et qu’il entrave le bon fonctionnement des institutions.

Depuis 2005 et le rejet du projet de traité constitutionnel européen, jusqu’aux législatives de juillet 2024, les Français ont bien compris que la seule action dont ils disposent, le vote, n’était pas la souveraineté sacrée du peuple, mais une variante soumise à l’interprétation des dirigeants. Mais en ce qui concerne les cohabitations, elles révèlent à mon sens une forme de génie populaire, un génie incompris comme souvent, qui cherche à insuffler de la démocratie dans la démocratie : détruire le clivage droite-gauche au profit du bien commun. Autrement dit nous sommes prisonniers d’un système qui réduit l’idéologie à un combat et nous croyons naturellement que la politique est une lutte contre l’autre. Nous ignorons totalement que la démocratie consiste à penser par soi-même, contre tout dogme préétabli, non pas dans l’opposition structurelle, mais dans la conciliation pour le bien de tous. Il n’y a pas d’opposants à Athènes, le polémos contient la possibilité d’évoluer dans son jugement, d’être en désaccord avec une personne sur un sujet, sur une loi, mais d’être d‘accord avec lui sur une autre loi, il permet de penser par soi-même. Contrairement au régime représentatif qui rend l’électeur passif, la démocratie développe l’intelligence collective par la réflexion partagée. Les décisions prises à la majorité, impliquent qu’elles soient débattues et mûries dans l’esprit de chacun. Tout citoyen peut prendre la parole avec la conscience de tendre au bien de tous et de dépasser les intérêts privés. Dans notre système, celui qui est convaincu par la partie adverse est un traitre au parti. Le parti pense pour soi. A travers le clivage partisan c’est l’unité d’une seule humanité qui se perd, le souci du bien commun, la fraternité.

Un militant, un député ou un membre quelconque d’un parti n’est pas à même de servir honnêtement ce qu’il pense être l’intérêt général ou le bien commun si celui-ci ne correspond pas à la ligne du parti, il est intellectuellement asservi. L’adhésion à un parti n’est pas une quête de vérité, mais une conversion. Pouvant défendre tout et son contraire, le politicien expérimenté est un menteur. L’homme politique ment au public parce que déjà il se ment à lui-même. Le parti ne s’adresse pas à des personnes, mais à des électeurs, le fond semble indistinct de la propagande. Un parti politique est une fabrique d’opinions, de slogans et de produits marketing, un nivellement intellectuel vers le bas. Il est orienté par l’audimat, le sondage et la côte de popularité. Les partis relèvent non pas de la véritable politique, mais du spectacle, ils participent à la falsification du réel (Guy Debord). Selon Simone Weil, « Presque partout – et sans doute partout – celui qui est entré dans un parti a diminué d’une manière ou d’une autre sa faculté de percevoir la vérité. » L’ère de la post-vérité, de la vérité parallèle ne date donc pas d’aujourd’hui. « Les partis politiques sont des machines à capturer le pouvoir et à le conserver, et non des instruments de transformation sociale. » (Cornelius Castoriadis).
Le corps civique définit le corps démocratique : si celui-ci n’est pas composé, à égalité, de tous les hommes et de toutes les femmes, il ne peut être qu’un corps amputé, une malformation destinée à gouverner le corps tout entier. L’égalité entre les êtres humains est la condition de l’exercice du pouvoir par l’ensemble. Les inégalités sont, a contrario, la condition de l’exercice du pouvoir par une partie. La fragmentation entre la droite et la gauche conduit obligatoirement une partie à gouverner contre l’autre, c’est une prise de pouvoir qui s’opère à travers l’élection. La victoire d’un clan, ce n’est jamais la victoire de l’ensemble. Si nous acceptons que la démocratie, l’exercice du pouvoir par le peuple, ne peut résulter de la fragmentation du peuple qui est un, alors nous ne pouvons admettre que l’opposition entre la droite et la gauche soit fondamentalement démocratique. Aussi le régime actuel est un hybride entre la monarchie et une réelle démocratie et la Révolution est un processus inachevé. Unifier le peuple dans la démocratie signifie que ce qui nous ressemble est supérieur à ce qui nous différencie, c’est ce principe que porte l’élan révolutionnaire, celui où les hommes se reconnaissent entre eux.

Nous sommes fragmentés en clans, en classes et sous classes, la hiérarchie qui oppose les hommes est inhérente à l’homme, elle n’est pas le seul fait des rapports de classe : par l’égo, nous désirons être supérieurs et justement ne pas nous reconnaître dans l’ensemble. L’homme vise inconsciemment le triomphe de soi et soi comme finalité de toutes choses, c’est à partir du moment où il se pose individuellement comme un être hiérarchique que l’individu se soustrait du groupe. Nous sommes donc déchirés à l’intérieur de nous-mêmes entre la volonté de puissance et le besoin d’humanité. La société est à notre image et à l’image de ce déchirement. Se reconnaître dans l’ensemble c’est déchoir dans sa volonté de puissance. Ce pourquoi les libéraux aiment soulever des débats métaphysiques sur la notion de peuple : comment définir le peuple ? Est-ce que le peuple existe ? C’est parce que, bien qu’ils soient le peuple, ils ne veulent pas en faire partie. Pour les Gilets jaunes il n’y a aucune incertitude, ni questions : ils sont le peuple et la France.
La gauche ne peut être que perdante ou pervertie dans ce qui la structure au sein du régime représentatif. Viser la victoire et la domination de l’humanisme n’est pas la même chose que de viser la vérité de l’humanisme, ce qui n’obéit nullement à des logiques de pouvoir. Déjà, dans ce système, l’humanisme de gauche exclut la moitié du peuple, celui de droite. Les partis qui évoluent en tant que finalité propre, sont en eux même la division et en définitive la victoire et le pouvoir d’une part exercée sur le tout. Arrachées de l’ensemble, fragmentées par structure, les questions humaines se déclinent et se subdivisent alors comme la finalité et le pouvoir des clans ou des communautés. La gauche est l’addition des groupes, pas leur union.

Le multipartisme français occulte une bipolarisation de fait de la vie politique autour de deux partis hégémoniques, la droite et la gauche. Les démocrates du dix-huitième siècle ont perdu dès lors qu’ils ont accepté de participer à un régime fondé sur l’opposition. Un régime fondé sur l’opposition est en effet un régime fondé sur la puissance, la puissance et la prise de pouvoir par les partis. Ce que nous connaissons n’est pas un débat entre la droite et la gauche, mais une guerre qui ne conduit à aucune synthèse. Le régime parlementaire ne consiste pas à établir un procédé scientifique du débat et ce qui est défendu n’est pas la vérité, mais des dogmes. Ce n’est pas l’intérêt de tous qui est l’objet de la victoire, mais le triomphe du parti et le triomphe de ce qu’il érige contre l’autre. Autrement dit nous sommes les produits d’un système qui emprisonne l’idéologie dans un combat et nous croyons naturellement que la politique est une lutte contre l’autre, au profit de la sacralité de l’idéologie. Le but du gouvernement ne devrait pas être la conquête et la conservation du pouvoir, mais le bien de tous. Le désaccord ne devrait pas être compris comme une déclaration de guerre, mais comme l’expression normale de celui qui n’est pas comme soi. Cet alignement idéologique sur l’opposition mutuelle entre la droite et la gauche est donc en soi un conformisme intellectuel : le militant le plus pur est le plus aliéné. La nation tout entière est tendue vers la conquête du pouvoir, les élections sont un match, une guerre virtuelle. Le vote ne s’incarne pas forcément dans le programme que l’électeur ignore le plus souvent mais dans le pouvoir de la droite ou dans le pouvoir de la gauche. Lors d’une campagne électorale Macron a dit : « on s’en fout du programme ! ». Si c’est la puissance que nous défendons, en réalité, devant les idées, nous servons à travers le vote ceux qui incarnent la puissance et non pas le peuple. C’est donc le peuple qui est au service des partis et non pas les partis qui sont au service du peuple. De ce fait, ce que nous considérons être la norme du pouvoir ou la respectabilité du gouvernant, ne s’incarne pas dans la sagesse, la douceur ou l’humanité, mais plutôt dans la force et la détermination. Une détermination guerrière qui résulte de la sélection au combat pour conquérir le pouvoir : le gouvernant a fait ses preuves en « tuant » les autres, pas pour son génie philosophique. Nous voulons un pays fort, un pays dominant, nous voterons de ce fait pour les puissants, pour nos maîtres et contre nos propres intérêts en tant que majorité. Nous voterons pourquoi pas pour des cyniques, des gens dont nous savons qu’ils nous mentent, mais dont nous croyons qu’ils nous feront vaincre collectivement. En cela le gouvernement est représentatif.

Les Gilets jaunes sont cette population qui ne se reconnaît plus dans l’offre des partis, ils ne demandent pas à adhérer à un programme, mais à ce que leur voix soit entendue. Plus que tout autres, ils sont la réponse à la violence économique qu’ils subissent. Ce pourquoi, les revendications des Gilets jaunes ont toujours été concrètes et pragmatiques. Le droit de penser et de parler, dans une prétendue démocratie doit-il être confisqué par ceux qui ignorent le prix du pain ?
Il n’y a pas dans une démocratie véritable, de doctrine ou de vérité établie d’avance, aucune pensée n’y est écrasée par un programme. Dans notre régime, la loi apparaît statique sinon irréversible. Pour les Athéniens elle pouvait être défaite aussitôt, au gré des délibérations. Les modèles qui supplantent notre pensée agissent comme une transcendance en dehors du monde, c’est alors une abstraction qui s’impose sur le réel, une doctrine, un discours, mais rien ne peut fonder le sens du monde qui soit extérieur au monde même. Seul un gouvernement fondé sur l’expérience vitale de tous, sur la libre pensée, sur la réflexion partagée, et non pas sur le dogme du parti, sur l’union et non pas sur la division, permet une politique réellement publique, vertueuse et pragmatique. Ce qui réunit est supérieur à ce qui divise. Dans une démocratie directe tous les savoirs sont convoqués. Le bien public ne peut émaner d’un peuple qui se combat lui-même, il ne peut s’agir, pour le bien public, de la victoire d’un camp sur l’autre, ni d’un gouvernement par quelques-uns. Les partis produisent le bien des partis, les élites produisent le bien des élites, le bien public ne peut être produit que par le public.

Contre les chefs : le représentant et le vote

Qui est-il ce représentant ? Ce « spécialiste de l’universel », cette personne qui sait tout sur tout, sinon un professionnel de l’ascension vers les sommets ? Comment le représentant peut-il prétendre traduire la volonté du peuple, mieux que le peuple ne saurait le faire pour lui-même ? En quoi sa personne singulière conçoit mieux l’intérêt de tous que le peuple réuni ? Pourquoi est-il le peuple à la place du peuple ? Pour autant il n’est pas question que ce représentant ressemble au peuple, qu’il soit son prolongement et que sa vocation première soit d’être à l’écoute du peuple. Tout au contraire, ce représentant qui est le peuple et qui sait mieux que le peuple ce qui est bon pour lui, se doit d’être au-dessus du peuple. Il en est donc le maître.
Lors des campagnes présidentielles Emmanuel Macron a joué sur plusieurs terrains plus ou moins ambigus au point où il est apparu que la défense d’un programme intelligible était superflue, ceci ne l’a pas empêché de faire des promesses qui n’ont pas été tenues. Voici certaines déclarations qui n’ont pas été suivies des faits : concernant les retraites E. Macron a déclaré publiquement à plusieurs reprises qu’il n’y aurait pas de modification de l’âge de départ à la retraite, qu’il fallait rapprocher le régime des parlementaires du régime de retraite de droit commun. Concernant la juridiction des élus il a été promis de ne pas investir un candidat En marche qui aurait un casier judiciaire, aussi « les ministres doivent être comptables des actes accomplis dans leurs fonctions ordinaires pour cette raison il faut supprimer la cour de justice de la république ». Concernant l’assurance chômage : « l’objectif n’est ni de réduire le niveau, ni de réduire les durées, là-dessus je peux vous rassurer ». Pour l’écologie, fermer toutes les centrales à charbon. Pour les jeunes, que 200000 d’entre eux puissent bénéficier d’Erasmus, diviser par deux le nombre d’élèves par classe. Enfin le premier des combats : ne plus avoir d’ici la fin de l’année des femmes et des hommes dans les rues. En réalité les politiques du logement qui ont été menées ont multiplié par deux le nombre de sans domiciles durant les mandats d’Emmanuel Macron. En 2023, 735 décès de personnes sans-abris étaient recensés, un record ; en parallèle, durant ces mêmes mandats, ce sont les actionnaires et les plus riches qui ont multiplié les profits records. En février 2019, alors que le mouvement des Gilets jaunes faisait rage, plusieurs médias mainstream publièrent des photos d’Emmanuel Macron accompagnant une maraude du Samu social auprès des sansabris, la député macroniste Mireille Robert en fut émue : “Pas de télévisions ni de publicité quand Emmanuel Macron et Julien Denormandie ont accompagné les équipes du Samu social », c’était oublier un reportage photographique de la photographe officielle de l’Élysée, Soazig de la Moissonnière aussitôt publié par les plus grands titres de presse. Une photo notamment, fut largement diffusée montrant un président accroupi devant la tente d’un sans-abris : l’incarnation de l’humilité et de l’humanité. Résumons : lorsqu’un candidat à l’élection présidentielle cherche à obtenir des votes en mentant et en instrumentalisant la plus grande souffrance des personnes, celle des sans-abris, aucun contrôle démocratique ne permet de faire respecter une promesse électorales. La politique menée est l’inverse de celle promise. Lorsque le peuple même demande à ce que cette promesse soit respectée (zéro SDF était la première revendication des Gilets jaunes), rien n’empêche que cette population soit réprimée violemment par des grenades GLI F4 et des tirs de LBD. Enfin, les médias ne servent pas à rétablir la vérité, mais à colporter le mensonge, la propagande la plus cynique et la plus abjecte. Tout ceci est intégré par la bourgeoisie qui ne s’en prend pas à Macron, mais aux Gilets jaunes.

Le peuple est également abusé par l’usage des grandes questions qui structurent la société et la politique : depuis toujours on lui explique qu’il faut faire des économies alors que les profits explosent, que les petits se porteront bien lorsque les gros seront suffisamment gros, que l’argent va enfin ruisseler du haut vers le bas. A ces mensonges qui écrasent ceux qui n’ont pas le pouvoir de décider, s’ajoutent le mépris et la violence. On a dit à juste titre que les Gilets jaunes étaient les héritiers de 1789 ou de la Commune, mais on oublie de dire que le patronat et le pouvoir en place sont les héritiers de Thiers et de ses massacres : on parle de la nécessité du devoir de mémoire, mais ce qui structure la société échappe non seulement à la mémoire, mais à la conscience. Les Gilets jaunes ont cru pouvoir s’adresser au gouvernement puisqu’ils sont le peuple et que nous sommes censés être en démocratie, mais ils ont découvert que ce qu’on nomme démocratie n’est pas l’intérêt de tous, mais la spoliation du peuple au profit d’une minorité dominante, que l’État n’était pas au service de la population, mais qu’il constitue un appareil répressif.

Alors que le peuple n’a que le vote pour exister par procuration, alors qu’il ne peut délibérer et parler de sa propre voix, il faut se demander comment un homme peut être élu président de la République sans présenter un programme, ainsi qu’a pu le faire Emmanuel Macron. Comment les médias possèdent le pouvoir de véhiculer n’importe quel message et l’absence même de message. Macron a balayé la nécessité même d’un programme au profit d’une nébuleuse « vision » ou d’un « projet ». Aussi les votants découvrent à posteriori la réalité de ce pourquoi ils ont voté et se confrontent à des désillusions plus ou moins tragiques : le parti socialiste de François Hollande, riche d’une gauche ayant remporté toutes les précédentes élections, a été ainsi balayé de la carte tellement les mensonges et les trahisons ont été nombreux et manifestes. Nous comprenons à travers cela que les hommes et femmes politiques ont bien saisi que lors des élections la forme l’emportait sur le fond, qu’ils s’adressent à des naïfs. Entre une population jugeant sur des bases aberrantes et des dirigeants qui sont des professionnels de la communication, une spirale infernale emporte la démocratie dans un show perpétuel de plus en plus vide de sens. Il faut au peuple refuser ce spectacle, mais comment savoir qu’on vous ment, qu’une politique contraire à ce pourquoi vous avez voté sera menée ? Les institutions actuelles ne nous protègent pas de cela et tant que le peuple n’aura pas fait irruption dans les instances du pouvoir, il ne sera qu’un peuple abusé.

Aussi la question du savoir est également celle de ce que savent les dirigeants et de ce que le peuple ignore, il est contenu dans les mensonges des candidats et dans les décisions qui ne sont pas expliquées. Plus l’État contrôle et connaît la vie de chacun, moins le peuple comprend la réalité du fonctionnement de l’État. Or, l’exercice du pouvoir n’a pas à être celui d’une congrégation secrète, mais en principe le pouvoir qui s’exerce par la volonté du peuple et pour le peuple. L’appareil politique profite du manque de compréhension pour faire croire au peuple tout et n’importe quoi : nous n’avons pas à faire à des professionnels du bien commun, mais à des manipulateurs des masses. Le problème n’est pas tant qu’Emmanuel Macron soit un menteur, mais que tout un pays vive à l’intérieur de son mensonge. Comme le peuple ne sait pas, parce qu’il ne décide pas, il est susceptible de repenser le monde dans tous les sens, pour le meilleur et pour le pire, le pouvoir et les classes dominantes ont beau jeu alors d’en dénoncer les dérives : celui qui monopolise le savoir méprise celui qui ne l’a pas. La démocratie actuelle est un théâtre dont le peuple n’est pas l’acteur, mais la victime et le spectateur passif. Il est assis sur son canapé et regarde à la télévision les acteurs qui décident pour lui. Le journaliste explique ce « qu’il faut bien comprendre » et indique ce qu’est la norme. Aussi le peuple n’est pas privé de pouvoir parce qu’il est apathique et passif, parce qu’il représente une masse désengagée et résignée, le peuple est résigné et passif parce qu’il est privé du pouvoir, le pouvoir d’agir sur son propre destin.

Ainsi le vote est une procédure d’auto-expropriation du pouvoir par les électeurs qui le confie aux élus, une petite élite. La représentation n’est pas la souveraineté populaire, mais une délégation perpétuelle du pouvoir. Dans les heures qui suivent son élection, l’élu peut conduire une politique inverse à celle promise durant sa campagne, le peuple n’a plus aucun moyen de contrôle, il lui faut attendre les prochaines élections, un tour de cirque de plus. A travers le vote le peuple n’exerce pas son pouvoir, il choisit son maître.
Un représentant devrait pour le moins écouter et respecter celui qu’il est censé représenter, il ne peut pas lui mentir par définition. Mais qui écoute le peuple ? Qui entend sa voix et sa souffrance ? Ce gouvernement non seulement ne s’est jamais soucié du bonheur du peuple, mais il a planifié, sans remords et sans complexes, son malheur. Dans un de ses livres de pré-campagne intitulé « Révolution » (il fallait comprendre « contre-révolution »), Emmanuel Macron devait estimer que l’exercice du pouvoir ne consiste pas à rendre les gens heureux : ainsi pour une fois l’information était la bonne. Le peuple qui a pour seule possibilité d’expression le vote ou la rue pour manifester, doit se résoudre au fait que le moment « sacré » et « démocratique » du vote est voué au mensonge et à la manipulation. C’est semble-t-il pour leur bien que les gens doivent ignorer la réalité de la politique qui sera mise en œuvre. A Athènes, la loi était au centre de la cité, « l’isonomia » permettait non seulement l’égalité face à la loi, mais l’égalité d’accès à celle-ci, la loi était transparente aux yeux de tous. En réalité, le votant est considéré comme un enfant, comme un imbécile. Si le vote est perverti par le mensonge, si le peuple n’a aucun droit de regard sur les politiques qui sont menées, si le pouvoir peut choisir ses manifestants et la presse définir ce qu’est une revendication ou pas, si en définitive le peuple est privé de sa voix et de son accès éclairé aux décisions publiques, alors nous devons admettre que ni le peuple, ni l’électeur ne sont l’objet de ce qu’on nomme une démocratie.

Plusieurs membres et conseillers du président ont déploré la concentration des pouvoirs au sein d’une petite équipe, certaine de sa vérité et insensible aux questionnements. A la fin, « la démocratie », c’est une poignée d’oligarques et le peuple c’est le bétail. Au mois de mars 2023, durant les manifestations contre la réforme des retraites Macron a déclaré que : « la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus », « l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple ». Il nous faut saluer ici la clarté du propos : nos gouvernants non seulement nous méprisent, mais ils nous haïssent ! Ce sont des seigneurs féodaux qui n’ont que faire, ni de la démocratie, ni des droits humains. La réforme des retraites fut rejetée par 90% des personnes en âge de travailler, ces personnes n’étaient pas le peuple, selon Emmanuel Macron, ils étaient la foule et l’émeute, des factieux sans légitimité. Macron avait été élu avec la promesse de ne pas retarder l’âge de la retraite ? Peu importe. Qui était donc le peuple ? C’est celui qui s’exprime souverain à travers ses élus : le peuple c’est Macron ! Voici les perversions, la réalité parallèle que le peuple doit endurer du fait de nos institutions. Le peuple n’est rien, Macron est tout, il peut dire n’importe quoi, avant et après les élections. Le régime représentatif est une machine qui organise l’exploitation et la soumission des masses.

Qui croit encore que l’État est au service du bien public ? Qui n’a pas réalisé que la carrière des dirigeants ne se distingue pas le plus souvent des milieux financiers, que les lobbys et les cercles d’influence impactent les lois et les budgets de l’État ? Ceci au point qu’on veut nous faire croire que l’intérêt privé et l’intérêt public sont la même chose. Fautil que tous les biens publics soient anéantis, que nous soyons réduits en esclavage ? L’esclavage semble loin, mais travailler sans pouvoir vivre de son travail est déjà une forme d’esclavage. Qui plus est, il faut savoir que les grandes marques du luxe qui délocalisent autant qu’elles le peuvent, sous-traitent non seulement en Chine, ou en Inde, mais aussi en Éthiopie. Là-bas le salaire des petites mains est de 23 euros par mois, trois fois moins que pour un travailleur du Bangladesh. Il a été calculé, en argent constant, que ce salaire ne dépasse pas le coût mensuel d’un esclave au 19é siècle. Pour autant, ces employés éthiopiens sont mécontents de leur rémunération, ces salaires étant insuffisants pour pouvoir en vivre. Les marges, comme pour la marque Calvin Klein, sont énormes, mais même dans ce cas, pour les patrons, les salaires demeurent trop élevés. Il y a trente ans, les 500 familles les plus riches détenaient 6% du PIB, elles en détiennent 42% aujourd’hui. Notre pays est largement détruit et alors que nous n’avons jamais été aussi riches collectivement, les masses s’enfoncent dans la précarité, la grande pauvreté explose. Nous sommes les serfs d’une aristocratie qui n’en a jamais assez. En 2025, pour le CAC 40 ce sont 73 milliards de dividendes qui ont été versés aux actionnaires, encore un record, les plus grands bénéficiaires étant les familles Arnault, Hermès et Bettencourt-Meyers. 211 milliards d’aides publiques ont été versés, sans contrepartie, aux entreprises. Ces mêmes entreprises ont été exonérées de 75 milliards de cotisations sociales. Le classement de Challenge établit que les 500 plus grandes fortunes de France confisquent à elle seule 1128 milliards d’euros, elles en possédaient 571 milliards en 2017. En 2024 le PIB de la France est de 2900 milliards d’euros. L’évasion fiscale des riches s’établit autour de 100 milliards d’euros chaque année. La proposition de taxe Zucman visant à créer un impôt de 2% sur la fortune des extra riches a été rejetée par le gouvernement qui l’a jugée « trop injuste ». Le ministre de l’économie Éric Lombard possède un patrimoine de 21 millions d’euros, « il n’aime pas l’impôt ». En 2024, il y a eu en France 650 000 pauvres en plus. Les retraités, les chômeurs, les handicapés, sont appelés à contribuer toujours davantage aux cadeaux faits aux riches. Les écoles, les hôpitaux, les maisons de retraites, ne garantissent plus leur fonction de service public. L’espérance de vie baisse, la mortalité infantile augmente et il y a 5 milliards de coupes sur la santé. Les jeunes étudiants font la queue aux banques alimentaires, ils ne parviennent plus à se loger. Il n’y a jamais eu autant de suicides parmi les jeunes. Nos anciens croupissent et se ruinent dans des Ehpad indignes. Les vendeurs de kébab voient leur chiffre d’affaires baisser à partir du 15 du mois, c’est-à-dire que les gens ne peuvent même plus s’offrir des kébabs : ils nous mangent ! Nous vivons en France, pas dans le tiers monde et nous n’avons jamais été globalement aussi riches ! Ce monde est dévasté par des fous irresponsables : s’il n’est plus permis de vivre ici, où le peut-on ? Nous crevons pour alimenter un zéro de plus sur un compte off-shore, quelque chose que les plus riches ne pourront pas apprécier en mille vies : nous travaillons, nous souffrons et nous crevons pour rien ! Devant l’autel des Dieux, les vivants sont l’objet sacrifié au profit du prestige pathologique des puissants.

Bien que les finances de l’État soient au plus mal avec une dette historiquement élevée, la loi de programmation militaire sur les années 2024-2030 est financée à hauteur de 413 milliards d’€, par comparaison le budget du ministère de la culture s’élève à 4,45 milliards d’€ en 2024. Compte tenu des enjeux internationaux, cet effort de guerre est peut-être « nécessaire à la paix », nous le saurons lorsque les documents classifiés nous le permettrons…dans trente ou cinquante ans, pour l’instant nous devons faire confiance à ce que nous explique notre président. Emmanuel Macron possède à lui seul le pouvoir de nous conduire à la guerre, de décider de la vie et de la mort de 70 millions de personnes. Ce roi élu qui pense qu’il est lui-même le peuple, est-il seulement lucide ? Lorsqu’on dit : « c’était un tyran », il est trop tard. Il nous faut mettre un terme à cette folie. Si les peuples avaient le pouvoir, ils ne partiraient probablement pas à la guerre. Pour nos maîtres, ce sont les enfants des autres qui meurent. Les gens aspirent à vivre normalement. Ce qu’on nomme nos représentants sont capables de nous faire mourir par millions pour des intérêts financiers. L’individu n’a aucune valeur et il n’en a jamais eu. La valeur c’est l’argent et c’est la possession du pouvoir et il n’y a pas de pouvoir qui ne se réalise sans la soumission des autres. Il nous faut gagner la démocratie.

La révolution de 1848 et la Commune ont succédé à la grande Révolution, mais elles ont été écrasées et ont échoué comme la tentative de faire triompher une démocratie réellement populaire. Les Gilets jaunes représentent le dernier soulèvement populaire ayant été réprimé par l’État : la Révolution des pauvres, la seule à même de constituer une société unifiée, n’a jamais eu lieu et les pauvres n’ont jamais été ni représentés, ni entendus. A l’Assemblée nationale, les anciens smicards sont moins de 1% des 577 élus. En 2018, 4,6% des députés sont employés, aucun n’est ouvrier, alors que ces catégories représentent la moitié de la population active. Ceci est une réalité tragique qui dit la violence éternelle et structurelle des classes et la norme subjective de cette violence : les classes supérieures vivent dans l’ignorance des classes inférieures qui sont destinées au silence et conviées à « rester à leur place », les plus pauvres sont destinés à la soumission sans fin. La supériorité hiérarchique de la bourgeoisie n’est donc pas seulement économique ou symbolique, elle est un état réel qui constitue une domination de fait. Elle relève d’une classe qui s’assume comme naturellement supérieure et qui peut à ce titre élaborer « légitimement » des systèmes d’exploitation. La supériorité objective de la bourgeoisie, celle qui fait de celle-ci une classe dominante repose, comme toute domination, sur le contrôle de la vie des autres, elle est violente par essence. La conception élitaire et hiérarchique du régime représentatif implique que seul l’élu est capable de définir le bien commun, mais ce bien commun est confondu avec la perception subjective de l’élu : en réalité et au meilleur des cas, le monde s’arrête le plus souvent aux classes qu’il connaît et à lui-même. A partir de l’Acte XIX des Gilets jaunes, le président de la République a ordonné le déploiement de la force Sentinelle qui opérait jusque-là dans le cadre de l’antiterrorisme. Des législations visant les djihadistes ont ainsi été appliquées à des Gilets jaunes. Dès lors que les travailleurs pauvres, les smicards, tous ces Français qui n’arrivent plus à s’en sortir, réclament le droit à l’existence, ils deviennent des terroristes pour l’État Macron. A chaque contestation, y compris estudiantine ou écologiste, l’État n’a qu’une réponse : la répression violente. Aucune contestation n’est légitime, seuls les tirs de LBD sont « légitimes ».

Les Gilets jaunes ont donc eu tout à fait raison de se méfier de ceux qui allaient parler pour eux. Ils ont eu raison de refuser toute hiérarchie des êtres et du savoir et refuser toute légitimité qui ne serait pas celle de tous. Mais les craintes qui sont les nôtres sont dues à une captation éternelle de la parole par ceux qui dominent le monde, fussent-il nos « représentants ». Les mots sont dévoyés, mais les Gilets jaunes ont bien fait l’objet d’une organisation. Des gens ont organisé pour eux les manifestations ou les assemblées, je les connais, ce sont mes amis. Dès leur première réunion une quarantaine de figures, dont Eric Drouet, Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle ont refusé unanimement de nommer un représentant légal. En cela les « messagers » et la population ne faisaient qu’un. A Athènes aussi il y avait des portes paroles, des organisateurs, mais ceux-ci étaient au service du bien de tous, ils répondaient à une nécessité. Inversement j’ai vu certaines de ces figures trahir la cause, dire des bénéficiaires du RSA qu’ils puaient la pisse ou qu’ils étaient des « Cassos », mais il s’agît là d’une minorité. Sept ans plus tard ces anciennes figures se définissent toujours comme des Gilets jaunes et ce gilet est dans leur cœur.

La compétence populaire

Les élites politiques qui confisquent le pouvoir du peuple tout en prétendant exercer la souveraineté populaire se justifient par une logique qui en masque une autre. En premier lieu il s’agît d’imposer une supériorité intellectuelle : le peuple n’a pas les compétences pour gouverner. Le procès envers le peuple et les pauvres s’exprime en ces termes : trop occupés à gérer leur survie, les pauvres seraient irrationnels et conduits par la passion et l’émotion. Face à l’assemblée, ils ne pourraient que défendre leurs intérêts particuliers et n’auraient donc pas le sens du bien commun. Seule l’élite qui est rationnelle, qui possède les connaissances et qui comprend le bien commun serait à même de gouverner. Ces thèses plus ou moins introjectées par la population sont portées depuis les premiers libéraux de la période révolutionnaire jusqu’à aujourd’hui. Pour répondre à cela il faut prendre encore une fois en exemple la première des revendications des Gilets jaunes, à savoir qu’il n’y ait plus de sans-abris en France. Une revendication qui ne faisait que reprendre une promesse de campagne d’Emmanuel Macron en 2017 qui voulait en faire « le premier des combats ». Aussi le peuple a pour première compétence de savoir dans sa chair ce que produisent en réalité les politiques qui sont prises en son nom. Les gens expérimentent les conséquences des décisions politiques, des conséquences que le législateur ne subit pas le plus souvent. A partir de l’expérience, de la souffrance et des injustices, le peuple est à même de concevoir une démocratie fondée sur ce qui est juste et nécessaire. Le savoir populaire relève de la vie. Si le peuple avait le pouvoir, il n’y aurait plus de sans-abris en France.

Aussi il est dit, a priori, que le peuple emporté par ses passions irrationnelles serait, non seulement intellectuellement inférieur, mais moralement condamnable. Si le peuple avait le pouvoir, il restaurerait aussitôt la peine de mort. Pour la bourgeoisie, de gauche comme de droite, il va de soi également que le peuple est raciste et homophobe, que par conséquent lui donner le pouvoir se traduit par le fascisme. L’idée selon laquelle les anciens ouvriers qui votaient pour le parti communiste ont mué en électeur du RN est également très répandue, mais comme je l’ai dit plus haut, les pauvres ne votent pas davantage pour les partis d’extrême droite que la petite et moyenne bourgeoisie : ils sont à 70% des abstentionnistes, ils ne croient plus dans le système et ils ont raison. Des chercheurs et sociologues du CNRS de Lyon ou de l’université de Toulouse, ont démontré que les questions à caractère raciste ou raciale étaient absentes des revendications des Gilets jaunes et qu’il n’y avait pas de volonté de rétablir la peine de mort. Nous avons tendance à croire que gouverner relève de l’expertise et des sciences politiques, mais cette science n’existe pas et gouverner n’est pas expertiser. Tous les régimes font appel à des experts. Les politiques qui s’expriment sur toutes choses, qui exercent dans la vie civile des métiers sans rapport avec leurs décisions, ne sont pas obligatoirement « compétents ». A contrario, les décisions qui seraient issues de l’intelligence collective peuvent être considérées comme supérieures à la pensée d’un seul. Aujourd’hui la politique étrangère française est décidée par un homme, le président de la République : comment considérer cela comme raisonnable et démocratique ?

Le procès en incompétence populaire est un procès d’intention qui ne repose sur rien puisque le peuple n’a jamais gouverné, sinon à Athènes durant deux siècles. La véritable logique qui écarte le peuple du pouvoir repose en réalité sur toute autre chose. Les pauvres et les classes moyennes sont majoritaires, s’ils exerçaient le pouvoir ils obtiendraient obligatoirement plus d’égalité et de justice fiscale. C’est pour cela qu’il faut les neutraliser et que le procès en incompétence est un prétexte fallacieux : on massacre les pauvres non pas pour leur incompétence ou pour se préserver du chaos, mais pour préserver les privilèges économiques et le rang des classes supérieures. Pareillement, en ce qui concerne les Gilets jaunes, il s’agissait pour l’État et pour les médias assujettis de faire coïncider le discours libéral avec la compréhension des manifestations. C’est ainsi que les Gilets jaunes ont été décrits, réprimés et jugés comme la foule irrationnelle et destructrice. Lors de son discours télévisuel des vœux aux Français pour l’année 2019, Emmanuel Macron devait fustiger « les porte-parole d’une foule haineuse qui s’en prend aux élus, aux force de l’ordre, aux juifs, aux étrangers, aux homosexuels ». Les bourgeois de 1848 rependaient d’invraisemblables nouvelles sur les atrocités perpétrées par les insurgés : tout n’aurait été que viols et cruauté sauvage. Mais le témoignage d’Ernest Renan est formel : « J’ai vu de près les insurgés…et je puis dire qu’on ne peut désirer plus d’égard, d’honnêteté, de droiture, qu’ils surpassaient infiniment en modération ceux qui les combattaient ». Les révoltés de 1848 ou les communards qui furent massacrés, comme les Gilets jaunes qui furent réprimés autant que possible, ont été réduits au silence, non pas parce qu’ils menaçaient un ordre vertueux, mais parce qu’ils mettaient en péril les privilèges économiques et encore davantage le rang hiérarchique des classes dominantes, leur illusoire supériorité. Lorsque l’élu évoque sa supériorité morale sur le peuple, il ne défend que l’idée qu’il se fait de lui-même, pas l’intérêt général. L’ultime raison de l’homme, la raison qui prévaut, c’est la supériorité sur autrui et par conséquent la domination et c’est au nom de la morale qu’on commet les crimes de masse, les crimes de classe.

Perversions et corruptions

Ce que nous avons gagné depuis 1789, par rapport à la monarchie, ce n’est pas la démocratie, mais le fait que le gouvernant est choisi sans condition de naissance. Ce qui signifie que chacun peut aspirer à devenir le maître. Le régime représentatif est donc libéral par essence, il représente, non pas l’égalité de tous par rapport aux affaires publiques, mais soi-disant la possibilité pour tous de s’élever au rang de représentant, de chef. Il s’oppose absolument en cela aux principes démocratiques fondamentaux, ceux qui font de l’Athénien celui qui s’exprime en premier lieu pour le bien de la Polis et non pour les intérêts particuliers, celui qui s’élève au-dessus de sa seule personne pour le bien de tous. Le libéralisme rend l’individu extérieur au groupe et à la démocratie. La société, c’est avant tout quelque chose dont il s’émancipe au profit de son pré carré. L’addition des égos ne fait pas la nation, ni un peuple et c’est pourquoi les libéraux récusent la notion même de peuple. Pour convaincre, lors des assemblées, le citoyen Athénien se devait de ne pas limiter le monde à soi, parce que ses interlocuteurs attendaient de lui qu’il s’exprima au nom d’Athènes. Ainsi la démocratie reconnaissait en chacun la possibilité de s’exprimer au nom de l’intérêt général. De nos jours, le Pays et la chose publique résistent seulement grâce à l’investissement infaillible des masses laborieuses et responsables. Elles produisent en cela la vertu et l’abnégation quotidienne qui s’opposent à la corruption des classes politiques. C’est le peuple et surtout le « petit peuple » qui maintient l’unité de la nation.

Les Gilets jaunes furent ainsi à l’initiative d’une organisation censée moraliser la vie politique : Nathanaël Rampht, Priscillia Ludosky, Faouzi Lellouche et d’autres, ont créé « La ligue citoyenne » et proposé six mesures principales afin de limiter les privilèges accordés aux responsables politiques. Malgré sa promesse d’une République irréprochable, 26 ministres ou proches d’Emmanuel Macron ont été impliqués dans des affaires depuis 2017. Le chef de l’État nomme des ministres poursuivis ou accorde la Légion d’honneur à des personnes ayant été aux prises avec la justice. Au moment de l’insurrection des Gilets jaunes, 60% des membres du gouvernement avaient « mal déclaré » leurs revenus, pour reprendre les termes de la presse. Selon l’ONG Transparency International, la France « risque de perdre le contrôle de la corruption », en étant, entre autres, le théâtre « d’une multiplication des conflits d’intérêt entre l’État et les lobbies ». Depuis le gouvernement d’Alain Juppé sous la présidence de Jacques Chirac en 1995, à celui de François Fillon présidé par Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012, ce sont deux gouvernements successifs, qui ont vu le président de la République et le premier ministre condamnés par la justice. Les affaires concernant Nicolas Sarkozy pour le financement libyen de 2007 ou l’affaire dite « Bygmalion » furent particulièrement lourdes, elles devaient concerner globalement des sommes avoisinant 67 millions d’euros. Il faut citer Claude Guéant, ancien ministre de l’Intérieur ou Patrick Balkany condamné pour fraude fiscale et blanchiment à hauteur de 13 millions d’euros. En 2013 c’est Jérôme Cahuzac, ministre du budget qui fut l’objet d’une enquête pour avoir dissimulé au fisc 3,5 millions d’euros. Ceci alors qu’il était la plus haute autorité devant s’attaquer à la fraude fiscale. Le chef du Parti Socialiste Jean-Christophe Cambadélis avait été condamné par deux fois par la justice pour détournement de fonds publics durant les périodes 2015 et 2017. Le Rassemblement national est mis en examen pour emplois fictifs d’assistants européens, suspectés à hauteur de 6,8 millions d’euros. Marine Le Pen est jugée depuis septembre 2024 pour le détournement de 1,3 millions de fonds européens. Ce ne sont que les affaires les plus retentissantes. Toutes ces personnes bénéficient d’un traitement médiatique exceptionnel, ils ont le pouvoir d’imposer une narration publique au sujet de leur affaire. Nicolas Sarkozy a pu occuper 27 minutes d’antenne au journal télévisé de TF1 pour se défendre. Lorsqu’il fut remis en examen, ce sont 45 minutes d’antenne qui lui ont été accordées sur BFM. Ces chaînes n’ont pas eu un traitement aussi long pour seulement expliquer le contenu des dossiers qui le mettait en cause.
Puisque le mot « démocratie » est dévoyé, le pouvoir est cynique et pervers par essence. Pareillement aux monarchies, les plus puissants refusent de payer l’impôt et les masses sont surexploitées. Jamais de telles quantités d’argent n’ont été concentrées en aussi peu de mains. Comme sous un régime féodal, le peuple est dépendant de ses maîtres : si le seigneur est magnanime, la vie sera supportable, s’il ne l’est pas, les conditions de vie se dégraderont. Nous n’avons pas à confier nos existences aux mains de quiconque et encore moins à une oligarchie avide et corrompue. Sans une véritable démocratie notre bien-être ne sera jamais assuré.

La politique est une étrange profession qui consiste à accéder au pouvoir et à savoir gouverner. Seulement, rien ne garantit que celui qui sait accéder au pouvoir sache gouverner, il lui faut par-dessus tout être télégénique, convaincre ou « vaincre les cons » par la parole ainsi que le concevait Lacan. Mais à l’heure actuelle, même les libéraux n’y croient plus, ils sont épuisés idéologiquement. Aussi ce n’est que par la violence et le nihilisme que le système peut perdurer, ceci jusqu’à ce qu’il explose. Tous ceux qui réfléchissent un peu comprennent que nous vivons une crise majeure, que ni la gauche, ni la droite ne nous préservent d’une montée du fascisme ou de tout autre désastre. Que le président de la République qui a le pouvoir de nous conduire à la guerre, possède une appétence guerrière et injecte des sommes faramineuses dans l’armée. En attendant les gouvernants font ce qu’ils savent faire, c’est à dire piller les ressources publiques au profit des intérêts privés et de ses actionnaires. Quand les peuples se soulèveront, les riches pourront toujours se réfugier dans des paradis fiscaux avec le magot.

Pour une véritable démocratie : le pouvoir du peuple

Le fait que nous nommions « démocratie » nos régimes actuels, aurait semblé tout à fait insensé pour les créateurs de la démocratie : un homme dirige tous les autres, nous ne décidons rien, les dirigeants vous imposent tout. Tout ceci n’a aucun rapport avec ce que les Athéniens nommaient démocratie.
Les Athéniens se sont posé la question de ce que pouvait être une société juste et bonne, quelle pouvait être l’institution la plus à même d’incarner cette société. Ils ont conclu que seul le peuple qui doit vivre sous les règles de la loi, peut décider ce que sont les meilleures lois à adopter. La démocratie c’est le pouvoir du peuple, c’est le peuple qui légifère. A Athènes, toute loi était votée par l’Assemblée des citoyens, l’Ecclésia, et ces lois étaient accompagnées de la clause « Il a semblé bon au peuple et au conseil », c’està-dire que la loi n’était pas définie comme une vérité absolue, mais qu’elle pouvait être rediscutée ultérieurement. Il n’y avait pas la notion de représentant, mais des magistrats qui incarnaient la cité et qui étaient tirés au sort. Pour certaines pratiques qui relevaient d’un savoir spécifique, la technè, des constructeurs de bateaux ou des stratèges, il n’était plus question de tirage au sort, mais d’élire les meilleurs, les « aristos ». Ceux-ci pouvaient être révoqués.

Avant l’insurrection des Gilets jaunes, la question démocratique ne se posait pas, sinon marginalement. Au mieux le régime apparaissait comme vertueux et représentait à lui seul la supériorité morale de l’Occident, au plus mal, pour paraphraser Churchill, la démocratie se présentait comme « le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. » Ceux qui prétendaient réfléchir sur la notion de démocratie étaient soupçonnés de complotisme et de porter atteinte aux piliers sacrés de la société. En réalité, la notion de démocratie est un acquis vague et mal compris, une notion confuse. Les libéraux ont eu pour génie d’appeler « démocratie » ce qui n’en est pas, de ce fait nous pensons qu’il n’y a pas d’alternative entre la dictature et la démocratie. Nous nourrissons donc une méfiance extrême envers tout ce qui peut s’éloigner de ce que nous pensons être un régime vertueux. Aussi la démocratie Athénienne est-elle sujette à toutes sortes de critiques plus ou moins anhistoriques ou décontextualisées par ceux qui croient ainsi protéger la démocratie. Par exemple on lui reproche de ne pas avoir intégré le vote des femmes, mais celui-ci date du mois d’avril 1945 en France. On ne reproche pas au Parti socialiste de ne pas l’avoir imposé plus tôt. Lorsqu’on défend la démocratie Athénienne on défend les principes qui ont été inventés et appliqués à cette époque : c’est le peuple qui gouverne et qui légifère, le peuple qui a le pouvoir. Dans le contexte actuel, l’application de ces principes ne consiste pas à exclure les femmes. Aussi, il peut sembler étrange de se référer à des régimes aussi anciens pour défendre notre avenir, mais c’est ignorer que tous les régimes dans lesquels nous vivons ont plus de deux mille ans, les monarchies sont plus anciennes encore. Parmi les 193 États membres de l’ONU, 150 pays sont des républiques, 74 pays sont considérés comme démocratiques et dans la liste des 24 démocraties dites « pleines », aucune n’est gouvernée par le peuple. Du fait de cette position critique envers Athènes, ses détracteurs sont le plus souvent perdus lorsqu’ils cherchent à leur tour une alternative au système. En réalité l’alternative à notre « démocratie », c’est une véritable démocratie.

Depuis les Gilets jaunes, la majorité de la population a été confrontée à la violence économique, à la dégradation des conditions de vie à laquelle s’est ajoutée la criminalisation et la répression de toutes contestations sociales. L’aspiration des Gilets jaunes à une véritable démocratie, s’est produite à partir de la conception qu’ils se faisaient de la démocratie, ils croyaient ce qu’on leur disait depuis l’école : la démocratie c’est le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Les représentants politiques se devaient de les écouter et ceci d’autant qu’ils sont grassement rémunérés par l’argent public. A leurs propres yeux, les Gilets jaunes étaient le peuple légitime et l’incarnation de la France qui s’adresse à ceux qui sont censés les servir. Face à la violence de l’État, la compréhension de ce qu’était réellement la démocratie s’est imposée aux esprits : en réalité, dans ce régime, le peuple ce n’est rien du tout. Dès lors, le besoin d’une véritable démocratie n’a fait que s’accentuer et la plupart des Gilets jaunes se sont formés à la compréhension des questions référendaire ou démocratiques. Cependant, l’organisation immédiatement horizontale des ronds-points ou des assemblées, montre que les Gilets jaunes avaient déjà intégré le fait que celui qui vous représente est en réalité celui qui vous asservit. En quelque sorte le peuple a exigé que le gouvernement se comporte de manière démocratique, c’est ce que l’on perçoit notamment lors d’un discours des figures durant l’acte V à l’Opéra. Mais face à ceux qui ont porté leur voix aussi loin qu’il était possible, le gouvernement n’a jamais établi les conditions d’un dialogue.

Il n’y a jamais eu de table ronde entre les Gilets jaunes et le pouvoir, mais pour toute réponse, la violence répressive de l’État de sa police et de sa justice. Pour justifier cela le pouvoir pouvait compter sur une presse assujettie et sur une propagande continue. Afin de masquer le caractère anti-démocratique de sa politique, le gouvernement a lancé un « Grand Débat » qui devait recueillir les doléances des Français : sur tout le territoire les Français furent appelés à mettre par écrit leurs propositions et critiques. Le gouvernement prouvait ainsi qu’il était à l’écoute de la population et que sa pratique du pouvoir était démocratique. Durant des mois, les dirigeants politiques et Emmanuel Macron en personne purent occuper un temps d’antenne extraordinaire afin d’expliquer les bienfaits de cette politique, celle du respect de l’expression populaire et de la démocratie contenue dans le « Grand Débat ». Seulement voilà, à ce jour les résultats de cette immense consultation n’ont jamais été rendus publiques. Les cahiers de doléance des Français pourrissent dans les caves de la république, comme la démocratie même. Malgré le traitement médiatique justifiant démocratiquement le caractère purement stratégique du Grand Débat, malgré l’enfumage du pouvoir, les Gilets jaunes ne furent pas dupes et firent preuve d’esprit et d’ingéniosité. Puisque le gouvernement était incapable d’agir de manière véritablement démocratique, les Gilets jaunes produisirent un « Vrai Débat ». Bien qu’ils ne bénéficiassent pas de l’argent public, ils réussirent à fournir une immense enquête réalisée entre le 30 janvier et le 3 mars 2019. Sur la base d’environ un million de votes, 25 000 propositions furent ainsi retenues. Comme le montre une analyse menée par une équipe de chercheurs du CNRS de Lyon l’amélioration du régime démocratique fut la principale revendication. Celle-ci devait se traduire par la transformation du système politique par le RIC, par la prise en compte des votes blancs et nuls et l’exigence d’avoir des élus irréprochables et sans privilèges. Mais alors que n’importe quel lobby privé, n’importe quel vendeur de yaourt ou exportateur de bananes sont reçus dans les palais de la République et peuvent faire valoir leur voix et leurs intérêts, le résultat réellement démocratique d’un peuple qui organise la démocratie par lui-même, n’est rien : faisant le tour des ministères, les Gilets jaunes ne purent jamais remettre en main propre les résultats du Vrai Débat, ils furent seulement reçus par les agents d’accueil qui devaient les reconduire dehors…dans la rue. La presse, bien entendu, devait contribuer à faire disparaître le Vrai Débat du réel.

Il faudra que ces rues de Paris qui ont connu tous les combats et toute la souffrance du peuple depuis des siècles, soient un jour décorées de milliers de fleurs et de mille distinctions. Elles diront l’humiliation du peuple, le sang qui a coulé et la beauté des gens. Dans le prolongement du « Grand Débat » et afin de « restaurer la confiance en la démocratie », la majorité avait proposé le 10 mars 2019, l’instauration à venir de propositions de loi élaborées par une assemblée citoyenne tirée au sort, ceci dès lors qu’un sujet aurait mobilisé plus d’un million de personnes. Mais derrière cette apparente volonté d’insuffler davantage de démocratie dans les institutions, se cachait une instrumentalisation de plus de la question démocratique : rien de semblable ne devait aboutir et la récente pétition concernant la loi Duplomb, qui a atteint deux millions de signatures en peu de temps est là pour en attester. En réalité cette mesure impliquait son contrôle par le parlement, c’està-dire que cette assemblée citoyenne n’aurait été en aucun cas décisionnaire, elle aurait eu une valeur consultative et rien d’autre. Ceci signifie que lorsqu’un texte législatif est proposé et diffusé par les médias, il peut suffire d’un mot de plus ou en moins pour en différer totalement le sens. Les médias ne s’opposent pas à l’effet d’annonce, ils se font eux-mêmes les promoteurs de la manipulation médiatique du pouvoir. Grâce au concours des médias, le gouvernement a pu vanter en permanence des avancées sur le plan démocratique, alors que la démocratie ne faisait que reculer.

Aussi lorsqu’on se réfère au RIC ou à toutes améliorations de la démocratie, il faut prendre en compte le fait qu’un seul mot, ou l’absence d’un mot sont à même de vider une mesure de son contenu ou d’en faire son contraire. Le régime représentatif qui est le nôtre est luimême fondé, depuis sa conception, sur une multitude d’abus de langage : on appelle « démocratie » tout et n’importe quoi. Or la démocratie n’est pas un concept vague et polymorphe, mais une réalité claire qui a existé chez ceux qui ont inventé la démocratie. Si le dévoiement du verbe est à la source de notre régime, il l’est aussi dans l’exercice politique. Les défenseurs du RIC n’échappent pas à ce fonctionnement puisqu’ils se présentent le plus souvent comme les défenseurs d’une démocratie directe, ce qui n’est pas vrai. Ils n’évoquent jamais par eux-mêmes ce qu’est en réalité cette démocratie. Ils entretiennent un langage ambigu faisant croire qu’à travers le RIC en toutes matières le peuple gouverne directement. Le RIC est un outil de contrôle, mais il maintient les représentants, le président, le parlement et les partis, toutes choses que la démocratie directe élimine.
Le gouvernement démocratique est celui où le peuple mesure les conséquences des lois qu’il a lui-même produites. Ainsi et sans relâche, il peut en bonifier le contenu.

Révolution et mouvements

Je veux dire à mes amis : tout dans l’expérience des Gilets jaunes montre que si nous respectons le peuple, nul ne peut se substituer à lui. Certaines caractéristiques des Gilets jaunes, l’horizontalité, le partage, renvoient à la vision anarchiste, mais les Gilets jaunes n’ont jamais demandé l’abolition de l’État, l’abolition de la propriété privée ou l’élimination des religions. Les anarchistes ont généralement soutenu du bout des lèvres les Gilets jaunes, la participation de personnes d’extrême droite dans ce mouvement étant pour eux condamnable et dissuasive.

Je veux dire aux dirigeants des mouvements révolutionnaires, à ceux d’extrême gauche ou aux syndicats prétendument révolutionnaires, qu’ils sont inexistants lorsque la véritable révolution surgit. Aucune alliance ne s’est produite entre les Gilets jaunes et ces mouvements. Certes ils n’ont pas été attendus par les Gilets jaunes, mais ces organismes n’en ont pas voulu non plus. Ceci parce que cette révolution ne correspondait pas à l’idée qu’ils se faisaient de la révolution, ce n’était pas prévu dans le programme. Ce qui n’est pas au programme, surtout, c’est que la Révolution n’est pas de gauche. Elle n’est ni de droite, ni de gauche. La révolution devait être pour eux celle de la victoire du prolétariat, pas celle de l’union populaire. A travers les Gilets jaunes, le peuple réel est apparu à ces mouvements sous une forme inattendue, il n’était pas particulièrement « leur peuple », ni leur électorat. Il faut être capables d’écouter les autres avant de vouloir les convertir. Pour autant les dogmes se maintiennent contre la réalité et comme pour les bourgeois, les Gilets jaunes n’ont jamais vraiment existé aux yeux d’une certaine gauche. Pire encore et comme pour la bourgeoisie la plus infecte, pour une partie de la gauche les Gilets jaunes n’étaient que des fascistes. Il n’est pas acceptable, d’un point de vue révolutionnaire de constater que les Gilets jaunes se sont trouvés sous les feux croisés des néolibéraux comme de certains marxistes : deux parties qui condamnent par avance la réussite du peuple dans son unité. Avant d’être des classes sociales, nous sommes une seule humanité. Marx n’envisage pas, à juste raison, de définir ce que serait la société communiste après la révolution, les travailleurs devant organiser la nouvelle société par eux-mêmes et pour eux-mêmes (en ce sens l’URSS, fut le parti qui a volé la révolution). C’est ainsi que l’humain se libère des schémas de la domination hiérarchique. Or les Gilets jaunes se sont naturellement organisés sous une forme démocratique qui n’a fait que s’affirmer dans le temps. Sept ans après le début du mouvement c’est toujours la démocratie qui s’impose. Il n’appartient à personne, et surtout pas aux marxistes, de contrarier cette auto-organisation du peuple, même si celle-ci est démocratique et non marxiste. Contrairement à ce que le marxisme implique, l’émancipation des hommes ne résulte pas d’un savoir « scientifique » de l’histoire, mais de la capacité de ces hommes à produire eux-mêmes leur propre histoire. Avant les Gilets jaunes il n’était pas possible, par-delà l’idéologie, d’imaginer l’union de toutes les sensibilités et des contraires. Les Gilets jaunes démontrent que nous ne pouvons pas présumer de l’évolution réelle de la société. Qu’il est inutile d’opposer au temps du peuple, la pensée d’un seul ou d’un collectif, que nous n’avons pas à lui imposer un but. Le peuple est en soi l’histoire qui suit un chemin imprévisible, il évolue dans son propre temps qui ne supporte pas la contrainte de l’idée du bien.

La volonté d’union est indissociable de la volonté de destruction des schémas de domination hiérarchique. Là où se produit l’union, se produit la destruction de la hiérarchie. Elle ne se produit pas obligatoirement et strictement en termes matériels et économiques, mais en termes psychologiques et existentiels. Ce qui veut dire que les classes modestes sont prêtes à accepter un degré d’inégalité économique pourvu que celui-ci dépende de la raison, d’un apport particulier et non pas de la volonté de domination, que par conséquent cette inégalité économique ne peut-être trop importante. Par définition une réelle démocratie qui relève de l’égale dignité de chacun, ne peut supporter l’exploitation des plus fragiles par les puissants, elle ne peut se contenter d’une aristocratie des plus riches. Le problème réside bien dans la pathologie mégalomane d’une oligarchie qui parvient à piller la richesse collective. C’est la toutepuissance et non pas l’économie, qui régit le capitalisme. C’était le droit du sang, un délire, l’ultime raison de la noblesse et la cause des massacres. En faisant du capital le premier objet à abattre, les marxistes ignorent ce qui le sous-tend, en réalité ils ne peuvent venir à bout de la hiérarchie psychologique. La guerre des classes ne peut fonder l’universalisme social. Le moteur de la Révolution ça n’est pas seulement le pain, l’économie, c’est avant tout le refus de ce qui déchire les hommes dans la hiérarchie, c’est le désir d’égalité entre les êtres, la fraternité. Le meilleur de la Révolution, ce qui fonde donc la part de progrès du régime actuel sur la monarchie, ne provient pas de l’élite bourgeoise qui a reproduit les rapports de domination, mais des classes sous-jacentes. Si nous souhaitons parachever la révolution et donner à la démocratie sa pleine dimension, c’est à partir de ces classes que nous devons bâtir. Comme le font les Gilets jaunes, bien des marxistes devraient réfléchir par eux-mêmes plutôt que de réciter des mantras. En se fondant sur l’abolition des hiérarchies dans l’union, le peuple a trouvé par lui-même, la résolution des problèmes théoriques de la politique. Ce n’est pas seulement la chute des hiérarchies qu’ont produit les Gilets jaunes, ce qui fonde l’anarchie ou le marxisme, c’est l’unité du peuple. Non pas l’union d’une classe contre l’autre, mais l’union de tous. L’autre, l’ennemi, le riche, le bourgeois, le fasciste, ne se réduit jamais à sa singularité, il n’est pas un corps étranger, mais ce qui incarne l’aspiration universelle au culte de soi, à l’égoïsme ou à la puissance. Nous ne sommes pas les bons contre les méchants, mais un corps disloqué qui se combat lui-même. Nous sommes le riche qui ne veut pas se reconnaître dans le pauvre et qui a perdu ses frères. Nous sommes le bourgeois dont la morale est un vernis et qui croit que gagner le match, c’est vivre pour soi. Nous sommes le pauvre qui espère devenir riche, la femme ou l’opprimé qui espèrent un jour dominer le dominant. Nous sommes les morceaux d’un entier déchiré.

Je veux dire aux Gilets jaunes d’extrême droite qu’ils devraient comprendre que l’extrême droite n’est pas en dehors du système, mais qu’elle est l’expression la plus radicale du système. L’extrême droite est la plus grande construction hiérarchique entre les hommes, donc ce qui produit la plus grande opposition du peuple : les prolétaires qui croient devenir des lions, sont en réalité des esclaves qui admirent leur maîtres et les maître ne sont que les parasites des masses. Le fascisme constitue l’unité pulsionnelle du peuple, sa puissance et sa haine, c’est-à-dire la condition de la guerre. La beauté des Gilets jaunes consiste dans le regard porté sur l’autre, sur l’ennemi qui n’est fondamentalement rien d’autre que notre frère et notre semblable. La gauche et la droite ne sont capables que de se haïr mutuellement. La démocratie véritable est l’unité du peuple et de tous les peuples par essence, elle ne peut accepter les racismes.

Je veux dire que nul parti ne peut contenir les Gilets jaunes, parce que justement ils ne sont pas une fraction, mais la volonté d’unité du peuple. Seule une véritable démocratie est à même de produire cette unité. Ce n’est donc pas un mouvement ou un parti qui peuvent constituer une issue aux Gilets jaunes, mais un changement de régime. Nous n’avons pas besoin d’une VIè République, mais d’une 1ère Démocratie !
Je veux rappeler aux valeureux Gilets jaunes, aux cœurs meurtris et à ceux qui se résignent, que la résignation est l’état voulu par les classes dominantes, que personne ne donnera jamais la démocratie au peuple, que les partis et les élus ne vont pas s’autodissoudre pour le bien du peuple et que d’ailleurs ils n’ont que faire de ce bien. Pour le moment, parmi les Gilets jaunes, les « têtes » pensent majoritairement que la Révolution ne se commande pas, qu’elle est le résultat spontané et organique de la volonté populaire. Les Gilets jaune « de base » semblent attendre une impulsion et une organisation pour assumer l’action collective. Chacun me semble-t-il, attend l’autre. La Révolution n’est pas finie, la plupart des Gilets jaunes savent tout cela, disons qu’il fallait que ce soit mis au clair.

Je veux dire enfin aux bourgeois et à leurs dirigeants, à tous ceux qui parasitent le peuple, que s’ils n’ont pas de cœur ils peuvent encore avoir un cerveau, du moins la part de cerveau qui s’actionne le mieux chez eux : celle qui agît sur leur propre intérêt. Depuis toujours la guerre des classes oppose la société, mais le 14 juillet 1789, Louis XVI devait écrire dans son journal personnel ce seul mot : « rien ». En Russie, alors que le peuple armé s’approchait de plus en plus des portes du palais, le dernier des tsars vivait dans l’aveuglement et l’insouciance. Ainsi que l’écrivait Léon Trotski, la mentalité du tsar semblait impénétrable au monde qui l’entourait. Comme en témoignent ses carnets, comme ceux de Louis XVI, ceux-ci ne faisaient que relater une perception du monde futile et creuse à mille lieues des réalités qui allaient bientôt les submerger. La dissolution même de la Douma est décrite comme une décision banale : « 7 juillet. Vendredi. Matinée très occupée. On s’est mis en retard d’une demi-heure pour le déjeuner des officiers. Il y a eu de l’orage et une atmosphère étouffante. Promenade ensemble. Reçu Goémykine : signé l’oukase d’ajournement de la Douma ! Dîné chez Olga et Petipa. Lu toute la soirée ». Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918 Nicolas II, sa femme et ses cinq enfants étaient achevés à coups de couteaux et de baïonnettes. Seuls ces assassinats, comme celui de Louis XVI ont pu marquer le point de non-retour de la monarchie. Tant que l’intégrité physique des maîtres n’est pas menacée, ceux-ci restent insensibles et aveugles face à la réalité qui les entoure. Pourtant, les bourgeois devraient comprendre que si les monarchies sont tombées, les néo-monarchies tomberont à leur tour. Que l’usage qu’ils font de ce qu’ils appellent la démocratie, est féodal et insupportable. Jamais nos seigneurs n’ont été si riches et si puissants, ils détruisent le pays et les vies sans le moindre remord. Le processus démocratique est enclenché, la véritable démocratie ne demande qu’à se réaliser, elle ne pourra pas toujours être contenue.

Les outils de la modernité permettent aux bourgeois de mieux concentrer les richesses, de mieux exploiter les masses et de mieux réprimer, mais pour être assurés de se maintenir au pouvoir, nos maîtres ont besoin qu’on les admire et qu’on veuille devenir comme eux. Le fétichisme consumériste est censé nous hypnotiser et les milliardaires, comme le dit Macron, doivent être nos modèles. Seulement les Gilets jaunes montrent que pour le peuple cette fascination s’est largement éteinte et que l’apparent prestige de nos maîtres ne masque plus leur infamie. Aux yeux des Gilets jaunes, nous sommes au mieux dirigés par des bouffons, au pire par des gens à abattre. En dehors de la simple fascination consumériste, celle qui fait rêver la richesse, celle qui sert l’autre camp, le peuple s’affirme et devient fort. Il n’est plus l’esclave, mais celui qui pense par lui-même. Les Gilets jaunes ont compris qu’il n’y avait pas d’interlocuteur en face et qu’il n’y a plus rien à attendre sinon installer un véritable régime démocratique. En réalité le rapport de force joue absolument en faveur des masses, les policiers ont des tenues effrayantes et dissuasives, ils frappent durement, mais ils sont dans toute la France 150 000 tous corps confondus. Il y a environ 12000 CRS et 12000 gendarmes mobiles. Déjà, lors de plusieurs manifestations des Gilets jaunes ils ne pouvaient contenir la foule, ils étaient vaincus. Seulement la masse n’avait pas alors pour but assumé de contrôler les lieux de pouvoir. L’État a donc piétiné un peuple encore docile qui croyait être en démocratie, il fait le pari que celui-ci ne s’engagera pas davantage. Bien sûr la police lobotomisée obéira, certaine de défendre la démocratie, mais il est probable que l’armée ne fasse pas bloc. Même si le pouvoir devait assumer une politique dictatoriale en prétendant défendre la démocratie, il lui sera difficile de massacrer et venir à bout du peuple comme autrefois, il faut une armée unie pour cela, prête à tuer les siens en masse. Comme l’ont prouvé les Gilets jaunes, le peuple a aussi le pouvoir de tout bloquer ou de tout saboter, chaque insurgé est à même d’établir sa propre stratégie, rien ne peut contenir cela et le jeu du pouvoir est un poker menteur : ils ont eu peur. En voulant se maintenir par la violence, la classe bourgeoise crée la condition de la violence qui se retournera contre elle. La colère est grande et il y a plus de deux siècles de répression à juger. Les bourgeois qui ne veulent même plus distribuer les miettes peuvent encore se convertir à la véritable démocratie, mais y a-t-il un espoir raisonnable pour cela ?

Rousseau promouvait l’idée que la liberté ne pouvait que passer par le droit collectif à l’autodétermination. Ce qui ne signifie pas être libre de toutes contraintes, mais de décider soi-même ce que sont les contraintes nécessaires au bien de tous. Avant d’être une manière de gouverner, la démocratie est un mode de vie communautaire qui développe l’esprit de coopération Comme les Athéniens, les Gilets jaunes ont fait la démocratie avant de la conceptualiser. D’emblée les ronds-points se sont organisés semblablement à cette Grèce antique, les insurgés délibéraient, échangeaient, votaient dans le respect mutuel et la reconnaissance des différences. Si l’idée démocratique traverse le temps, qu’elle est reprise naturellement par le peuple qui n’en connait pas obligatoirement l’origine et l’histoire, cela signifie qu’elle répond à la nécessité existentielle de pouvoir agir sur ce qui détermine sa propre vie, sur la nécessité fraternelle de se réunir et de constituer l’unité du peuple pour le bien commun.

Dès le mois de novembre 2018, au début de la révolte, plusieurs groupes de Gilets jaunes établirent une liste de 42 revendications à partir de questionnaires ayant porté sur 30 000 personnes. Parmi celles-ci, le référendum d’initiative populaire devait permettre au peuple de pouvoir proposer des lois. Par la suite le RIC, puis le RIC « en toutes matières », devait permettre au peuple d’avoir un contrôle accru sur l’élu avec, notamment, le pouvoir de révocation de celui-ci. Aussi les résultats du « Vrai Débat » devaient démontrer que la question démocratique était au centre des revendications des Gilets jaunes. Les Assemblées des assemblées des Gilets jaunes fonctionnaient selon le modèle démocratique et eurent pour but d’initier davantage de citoyens à la démocratie directe. Elles devaient ainsi se faire l’écho de l’aspiration des Gilets jaunes à une véritable démocratie. Appel de St. Nazaire du 8 avril 2019 : « Face à la mascarade des grands débats, face à un gouvernement non représentatif au service d’une minorité privilégiée, nous mettons en place les nouvelles formes d’une démocratie directe ». Il ne s’agissait plus de composer avec son représentant, mais de l’éliminer au profit du pouvoir du peuple. Le RIC déconsidère la capacité du peuple à se gouverner lui-même, il maintient donc la supériorité des institutions sur le peuple. La souveraineté du peuple ne peut pas être représentée, elle relève du peuple même ou elle n’est pas. En cela la démocratie est directe ou n’est pas.
La révolution est celle d’un peuple qui se doit de s’émanciper définitivement des logiques de classe, de ce que Hegel nommait « la dialectique du maître et de l’esclave », d’une population qui ne souffre plus ni de complexe d’infériorité, ni de complexe de supériorité. Une population adulte et libre qui ne perçoit plus dans ses soi-disant « élites », que des semblables qui se croient supérieurs. C’est cette population qui doit gouverner.

Les Gilets jaunes, les millions de Français qui ont manifesté durant des années, ont refusé spontanément et avec une cohérence extraordinaire d’être représentés par des chefs. Ils ont tous refusé la hiérarchie comme loi commune. Ils s’opposent ainsi à la société du désamour : celle qui depuis l’enfance vous évalue et distribue des notes, celle qui vous qualifie, qui vous analyse, vous dissèque pour savoir combien l’homme vaut, la société qui vous élimine. Presque aucun média n’a transmis la réalité de ce que furent les Gilets jaunes, aussi je veux témoigner de l’Acte XVIII, une manifestation que bien des Gilets jaunes ont gardé en mémoire et dans leur cœur (ceci en m’excusant d’avance auprès des blessés et des mutilés) : comment expliquer aux bourgeois qu’une journée de révolte et de saccages, où votre vie est menacée, puisse être le plus beau jour de votre vie ? Comment expliquer, que par-delà les semblants, une humanité se constitue enfin dans le combat ? Que dans l’espace d’une journée, où la police a été vaincue, nous avons été libres ? Comment dire, que les humains ont un terrible besoin de s’aimer ?

Conclusion

Les Gilets jaunes ont produit l’union des contraires et le dépassement des clivages idéologiques. Un dépassement des clivages qui avait été déjà signifié avec insistance par trois votes en faveur des cohabitations. Ce qui signifie, non seulement qu’il n’existe pas d’interprétation de la volonté populaire par les politiques et les spécialistes, mais que les Gilets jaunes ont produit l’inimaginable : rien ne se conçoit « au-dessus » des convictions partisanes. Ce pourquoi le peuple ne peut avoir pour seul maître que le peuple lui-même, aucun penseur et philosophe n’est à même de savoir ce que la réalité populaire peut produire. Tout dans l’expérience des Gilets jaunes nous enseigne qu’en tant que porteparoles il ne nous appartient pas d’indiquer un chemin idéologique, une conception du bien, mais seulement faire en sorte que le peuple puisse s’exprimer afin de décider ce qui est bien pour lui. Nous n’avons pas de parti à fonder, ni à sauver le peuple. Ceci répond non seulement au respect de tous, mais à la nécessité existentielle de chacun de pouvoir porter sa voix, d’exercer une influence, même à l’échelle réduite de soi, pour agir sur ce qui nous détermine, pour faire partie d’un seul et même monde. Il s’agît de trouver soi dans le monde et soi avec les autres, ce dont tous les régimes hiérarchisés nous privent. Il s’agît de ne plus être divisés, arrachés à l’humanité, ni soumis. Nous avons un besoin vital de nous retrouver en tant qu’humanité, de ne plus être fragmentés et détruits par les rapports de pouvoir, mais d’être unis dans la fraternité. Il nous faut avoir chaud auprès des autres. Ainsi le régime démocratique véritable, le pouvoir du peuple, s’impose pardelà l’idéologie sur tout dogme et sur tout autre régime politique, il est consubstantiel à la nécessité collective et peut prétendre pour cela à l’universalité.

Fabrice Balossini

Contact : fabrice@balossini.com

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